L’étonnante renaissance ukrainienne de Saakachvili
Провідна французька газета присвячує усю сторінку Михайлу Саакашвілі та Одесі.
Ведущая французская газета посвящает всю страницу Михаилу Саакашвили и Одессе.
—-
Lemonde.fr
Il lance ses grosses mains d’ours à qui voudra les attraper, escalade l’estrade en courant. Heureux comme un gamin qui a, enfin, retrouvé son jouet préféré. Ce jour-là, dans la salle toute en dorures et lustres baro¬ques de l’Opéra d’Odessa, Mikheïl Saakachvili est venu accrocher au poitrail de soldats revenus de la guerre dans le Donbass une médaille pour services rendus à la nation.
Une nuée de caméras le suit, comme naguère, circulant dans les rangs avec sa belle carrure et sa prestance intacte de chef d’Etat. Cela fait deux ans que Mikheïl ¬Saakachvili n’est plus le flamboyant président qui mena, de 2003 à 2013, la Géorgie sur la voie de réformes radicales et d’un conflit avec la Russie. Deux ans qu’il a été chassé du pouvoir par les électeurs lassés de son activisme forcené, brusqués par sa révolution permanente ou frustrés de se sentir exclus de sa nouvelle Géorgie, pourtant brandie par les ¬Occidentaux comme un modèle de réussite. Mais qu’importe. Le voilà remonté sur scène, de retour aux affaires, et il a l’air de goûter le pensum protocolaire comme une gâterie.
A Odessa, Saakachvili n’est que le gouverneur. C’est moins flamboyant que président, mais c’est déjà ça. Le 30 mai, il a pris la tête de cette région du sud de l’Ukraine, grande comme la Belgique. Nommé directement par le président Petro Porochenko, son vieil ami, avec lequel il a étudié à l’université de Kiev. Le même soir, il a reçu en viatique la nationalité ukrainienne.
Comparé naguère à Nicolas Sarkozy
De Tbilissi à Odessa, une chose n’a pas changé : on n’interviewe pas Mikheïl Saakachvili, que l’on comparaît na¬guère à Nicolas Sarkozy pour son énergie bouillonnante, paisiblement assis à son bureau. On attrape quelques mots à table, alors qu’il avale son pain géorgien à la vitesse de l’éclair avant de s’évaporer. On saisit au vol des phrases à bord de l’hélicoptère qui le transporte dans les confins de sa région, quasiment inaccessibles en voiture tant les routes sont mauvaises. On finit la conversation la nuit, dans les locaux froids et tristes de l’administration régionale, son nouveau palais.
“Les Russes considèrent qu’Odessa leur appartient. Si on réussit ici, ce sera un désastre pour Poutine.”
L’installation de Saakachvili en Ukraine s’est faite progressivement depuis la fin de l’année 2013. Les choix étaient limités : en Géorgie, le nouveau pouvoir mène une vendetta politique contre lui et son parti, et la justice l’accuse aussi bien de délits financiers que d’une « tentative de coup d’Etat ». Exilé un temps aux Etats-Unis, il s’est trouvé une tribune à Kiev, où il a encouragé en grand frère les révolutionnaires de la place Maïdan. Quand ceux-ci ont pris le pouvoir, il est devenu conseiller du nouveau président, avant de faire d’Odessa son nouveau port d’attache.
« Maïdan m’a sauvé la vie ! », assure-t-il. Il a rangé son exil new-yorkais, en 2013, au rayon des mauvais souvenirs. « J’étais un type normal, raconte-t-il. Je passais du temps dans les cafés, les restaurants… Mais ce n’était pas intéressant. J’ai essayé d’écrire mes Mémoires, mais ce n’était pas intéressant non plus. Pendant trois ou quatre semai¬nes, à Williamsburg, j’ai vécu comme un hipster, je me suis laissé pousser la barbe. Cela a été la période la pire de ma vie. »
Petro Porochenko lui avait, dit-il, proposé un poste de premier vice-premier ministre. Mais Saakachvili a décliné l’offre, demandant à s’installer sur les bords de la mer Noire. « L’enjeu dépasse cette ville et cette région, explique-t-il. Il s’agit de montrer à toute l’Ukraine, et à tout l’espace postsoviétique, que le changement est possible. Odessa est une ville à laquelle les Russes s’identifient, ils considèrent qu’elle leur appartient. Chaque semaine, 1,5 million de Russes visitent ma page Facebook… Si on réussit ici, ce sera un désastre pour Poutine. »
Avec Saakachvili, la lutte contre le Kremlin n’est jamais loin. En Géorgie, il avait théorisé la guerre « civilisationnelle » contre le modèle soviétique, qui l’a poussé à réformer le pays en profondeur, à le moderniser, à traquer la corruption. Durant l’été 2008, le conflit avec la Russie est devenu ouvert, et ses chars ont été défaits par l’armée russe et son pays amputé d’un morceau de son territoire. Dans cette Ukraine postrévolutionnaire, engagée à son tour dans un affrontement avec la Russie, ¬Saakachvili a les diplômes qu’il faut : celui du réformateur et celui du combattant.
Si le nouveau gouverneur a choisi Odessa, c’est parce que le terrain est, dit-il, « difficile ». L’expression est un euphémisme. La ville a toujours été à la marge. Fondée au XVIIIe siècle par l’impératrice Catherine II, elle a été gouvernée à plusieurs reprises par des étrangers, dont un duc de Richelieu et un comte de ¬Langeron. Son port a contribué à en faire le lieu le plus cosmopolite d’Ukraine, avec ses communautés grecque, arménienne, juive…
“Ici c’est l’Europe, avec une vraie culture européenne. Mais c’est aussi les pires routes d’Europe, le pire réseau d’eau d’Europe, les pires fonctionnaires d’Europe…”
Au printemps 2014, une partie de la ville a succombé aux sirènes séparatistes. Des affrontements y ont fait une cinquantaine de morts, principalement dans les rangs favorables à Moscou. La situation géographique de la région, à mi-chemin de la Transnistrie, territoire séparatiste de la Moldavie, et de la ¬Crimée annexée, la rend particulièrement stratégique, mais c’est sur un autre front que le gouverneur a décidé d’engager le combat. Le pari de Saakachvili, c’est de s’attaquer, comme en Géorgie, à la corruption qui gangrène la région, aux blocages administratifs, à un système profondément sclérosé.
« Ici c’est l’Europe, avec une vraie culture européenne, explique le gouverneur. Mais c’est aussi les pires routes d’Europe, le pire réseau d’eau d’Europe, les pires fonctionnaires d’Europe… Même sous l’URSS, le pouvoir n’a jamais su quoi faire de cette ville étrange, profondément capitaliste, où les habitants sont habitués à mener des vies parallèles et où s’opposer à l’Etat est vu comme quelque chose de noble. »
Saakachvili a une autre façon, encore plus imagée, de décrire le défi qui l’attend : « Cette ville a tout de même un monument dédié à la corruption [une statue représentant l’une des 3 000 oranges offertes par les commerçants d’Odessa au fils de Catherine II], un monument aux voleurs et un musée de la contrebande… »
Outre le sens de la formule, Mikheïl ¬Saakachvili a conservé de ses années géorgiennes un amour immodéré des caméras et de la mise en scène. A l’Opéra, ce jour-là, la cérémonie s’éternise. Le gouverneur trépigne, puis disparaît dans les coulisses. Quelques minutes plus tard, le voilà sur une base d’entraînement de la police, dans le centre-ville. La « nouvelle police », qui a remplacé l’ancienne institution particulièrement corrompue, est l’un des principaux succès du nouveau pouvoir ukrainien, qui a calqué le modèle géorgien.
Sourire jusqu’aux oreilles, Saakachvili tourbillonne d’une pièce à l’autre, serre des mains, plaisante, court de la salle de tir au terrain où l’on simule des arrestations avec, toujours, une quinzaine d’objectifs sur les talons. En quinze minutes, l’affaire est emballée. Il peut même rentrer à l’Opéra pour la remise des médailles. En Géorgie, le président bénéficiait des conseils d’une foule de communicants occiden¬taux. Ici, rien de tel. Sa petite équipe est sans cesse sur les dents, prête à s’adapter à toutes ses fantaisies.
Quelques jours plus tard, le gouverneur visite le chantier de la route de contournement de la ville de Reni, à la frontière roumaine. Le convoi de 4×4 roule à tombeau ouvert sur les routes boueuses, s’arrête quelques secondes sur chaque portion pour des rencontres expresses. Descente des véhicules en courant, poignées de main, la caravane repart. Soudain, Saakachvili a une illumination : « Je peux monter dans le tractopelle ? » Et voilà le gouver-neur qui creuse la terre. Cela fera de bonnes images…
Plus tard, face à des habitants, Saakachvili séduit son auditoire. Pas un gouverneur n’est venu depuis huit ans dans cette zone délaissée. « Pourquoi personne n’avait lancé ce chantier ? Pourquoi la route était-elle censée coûter deux fois plus cher que ce que je payais en Géorgie ? Les entrepreneurs et les fonctionnaires m’ont expliqué très doctement que les normes antisismiques étaient les meilleures […]. Tous les moyens sont bons pour voler ! » « Et les tarifs de l’eau ? Et le ramassage des ordures ? », demande la foule.
La réponse du gouverneur est rodée. Il accuse « les mafieux, les escrocs, les corrompus de l’administration ». Et promet : « Nous allons remplacer tous les procureurs locaux, la situation va changer. » Une femme se plaint de la greffière de la mairie, jamais à son bureau. Saakachvili saisit son téléphone et appelle Odessa : « Vous m’aviez assuré que cette question était réglée. Pourquoi ne l’est-elle pas ? »
Pas mal de savoir-faire et beaucoup de faire savoir
C’est la marque Saakachvili : pas mal de savoir-faire et beaucoup de faire savoir. Dès son arrivée, le gouverneur a multiplié les « coups ». Il y a eu Micha prenant le bus, Micha engueulant en réunion publique juges et fonctionnaires sur lesquels il n’a pas autorité, Micha faisant arracher les clôtures installées illégalement par de riches propriétaires pour privatiser leur bout de plage… A Odessa, les sceptiques ne manquent pas, qui reprochent au gouverneur ses promesses hâtives, ses procédés populistes et ses déclarations à l’emporte-pièce. Deux mois après son arrivée, il a annoncé que les « vory v zakone », les groupes mafieux, avaient quitté la ville. Il est le seul à l’avoir constaté.
En tant que gouverneur, ses pouvoirs sont très limités, et la com’ à outrance est son meilleur atout. Il le dit sans fard : « A chaque fois que nous avons obtenu quelque chose, c’est en utilisant la pression de l’opinion. La communication est ma seule arme. »
La région n’a autorité que sur les permis de construire, les créations d’entreprises, l’attribution des terrains, la délivrance de divers documents, une partie de la politique sociale, la police. « En d’autres termes, résume Mikhaïl Minakov, professeur d’université et bon connaisseur des dessous de la politique ukrainienne, c’est une position idéale pour travailler avec le système et intégrer les réseaux de corruption, pas pour les attaquer. »
“Tout le système est corrompu. Chaque fonctionnaire a un pouvoir de nuisance infini.”
Et malgré les promesses de ¬Maïdan, la résistance au changement reste forte. « En Ukraine, si personne n’a un intérêt privé à ce que quelque chose bouge, rien n’est possible, assure Mikheïl Saakachvili. Tout le système est corrompu. Chaque fonctionnaire a un pouvoir de nuisance infini, chaque conseil de village a plus de pouvoirs que le président. Et du plus bas niveau jusqu’au gouvernement, rien ne bouge, c’est tragi¬que. Ici, nous pouvons identifier les fonctionnaires et les élus corrompus, mais le code pénal est fait de telle façon qu’ils s’en sortent toujours. C’est toute la loi qui doit changer ! »
En attendant cette grande révolution, ¬Saakachvili bataille à son petit niveau et engrange des victoires modestes. Face aux blocages, il s’appuie sur le président ¬Porochenko et joue de sa stature pour arracher à Kiev des nominations et faire voter des lois sur mesure. Son dernier combat : obtenir l’abrogation des règlements et taxes rendant impossible l’accès au marché pour les petits producteurs de vin, nombreux dans la région d’Odessa.
Quand les choses tardent, le gouverneur passe en force. Le 16 octobre, il a inauguré, hors de tout cadre légal adéquat mais au côté du président, un centre administratif flambant neuf, réplique de ceux construits à l’époque dans toute la Géorgie, destiné à centraliser les démarches administratives des citoyens et limiter les opportunités de corruption.
L’habitude de couper dans le gras
Saakachvili ne dispose pas à Odessa d’une administration en ordre de bataille. L’équipe que le gouverneur a constituée autour de lui ressemble plus à un commando disparate composé d’anciens de l’aventure géorgienne, d’hommes d’affaires ayant tout quitté pour lui et d’activistes de Maïdan, enthousiastes mais peu expérimentés. Symbole de cet assemblage baroque, la figure de Maria Gaïdar, 33 ans, venue de l’opposition russe et fille du réformateur libéral des années 1990, Egor Gaïdar, dont la nomination comme adjointe aux affaires sociales constitue un joli pied de nez à Vladimir Poutine.
Pour le reste, Saakachvili a employé en arrivant la méthode qu’il connaît le mieux : couper dans le gras. Les 26 chefs des administrations locales de la région ont été licenciés et des nouveaux embauchés après une sélection ouverte ; une vingtaine d’officiers de police de la région ont été arrêtés ; et, à Odessa même, la moitié des employés de l’administration, soit 400 personnes, ont été remerciés. « Et encore, sur ceux qui restent, une quarantaine travaillent sérieusement, déplore le gouverneur. Il faut une nouvelle génération, les vieux ne peuvent plus changer. » Il faut dire aussi que les salaires proposés – de 100 à 200 euros mensuels – ne constituent guère un encouragement à la probité et à l’efficacité.
Dans ce contexte, chaque tentative de réforme prend des allures de lutte homérique. La plus emblématique concerne sans doute le port d’Ilitchevsk, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Odessa, l’un des plus importants ¬d’Europe et la première porte d’entrée sur le territoire ukrainien. Maïdan n’a eu ici guère plus d’effet qu’un clapotis. Contrôles sanitaires abusifs, procédures de dédouanement détournées, contrebande pure et simple, des millions d’euros échappent chaque mois au budget de l’Etat. Le tarif moyen pour éviter qu’un conteneur soit immobilisé sous un prétexte fallacieux est de 4 500 euros. « C’est un business si juteux que ceux qui le tiennent peuvent acheter députés », juges et policiers, explique Viktor Berestenko, patron d’une entreprise de transport qui a monté une association anticorruption.
L’offensive contre le port d’Ilitchevsk est un condensé de la méthode Saakachvili. Outrepassant ses compétences, il a commencé par exiger publiquement la tête du directeur du port et celle de son homologue des douanes. Puis il s’est rendu sur place, accompagné de son inévitable cortège de caméras, s’assurer de leur départ.
“Saakachvili n’a pas le droit d’échouer ici. Sinon, il ne sera plus Saakachvili.” Un transporteur
Ensuite, il a nommé à la tête du service des douanes l’une de ses adjointes, Ioulia Marouchevska, 25 ans, à l’expérience limitée à la publication de vidéos sur YouTube pendant Maïdan. Celle-ci sera chargée de mettre en œuvre la dernière partie du plan : des contrôles approfondis sur seulement 5 % à 7 % des cargaisons pendant que le gros des conteneurs pourra passer les procédures de dédouanement en quelques minutes. En échange, le gouverneur veut obtenir de Kiev que la moitié des recettes dégagées soient consacrées à la remise en état du réseau routier de la région. Sauf que la loi est bloquée au Parlement, et qu’en attendant les douaniers n’ont jamais autant extorqué de pots-de-vin qu’avant, assure le transporteur Berestenko, qui veut malgré tout y croire : « Saakachvili n’a pas le droit d’échouer ici. Sinon, il ne sera plus Saakachvili. »
“Frustré” par les blocages
Saura-t-il se contenter longtemps d’Odessa ? Une récente passe d’armes avec Arseni -Iatseniouk, le premier ministre ukrainien, qu’il a accusé d’être à la solde des oligarques, a alimenté la rumeur d’un intérêt pour le poste…
L’intéressé est d’une prudence inhabituelle lorsqu’il évoque son avenir. Il se reconnaît « frustré » par les blocages de la vie publique ukrainienne. Et puis il y a la Géorgie, dont il parle avec fierté et nostalgie. Saakachvili n’a que 47 ans. Bien sûr qu’il rêve d’un retour triomphal, même si le gouvernement actuel fait tout pour l’en empêcher.
Dernière offensive en date, le 30 octobre, le ministère de la justice géorgien a lancé une procédure visant à le déchoir de sa nationalité. Un coup dur pour Mikheïl Saakachvili même s’il assure d’abord vouloir « réussir ici », à Odessa. Avant de se raviser, un brin désabusé : « Là-bas, on a fait des mira¬cles, tout était possible. Ici… pas grand-chose n’est possible. »